Assise tout près du chauffage dans le bus qui m'emmène vers la ville, les vertiges me prennent au corps, ma vue se trouble un peu, une légère chaleur envahie ma nuque et mon visage, mais je tiens, encore cinq arrêts avant Gambetta. Il faut faire vite, je suis pressée, trouver quelque chose, pas n'importe quoi, et attraper un bus pour le retour. Si j'avais eu le temps j'y serais allé à pieds, remonter la longue rue, traverser le pont des demoiselles, le jardin des plantes ou faire un détour rue de la paix, les demeures, les hôtels particuliers, lever les yeux sur les beautés de l'architecture, lire le nom des auteurs au dessus des portes cochères et estimer l'époque. Juste cinq minutes pour se décider, j'y pense depuis ce matin, anticiper pour ne pas trop s'attarder.
Je ne rate pas le bus du retour et j'arrive à l'heure.
Je la vois immobile face au portail clos, elle finit de manger. Elle ne m'a pas vu parce qu'elle se serait détournée de moi, je le sais. Promis, je ne regarde pas, ne surtout pas la couper dans son élan. Mais, chassez le démon, il revient au galop. Coup d'oeil anorexique, furtif, précis. Coupable. Une poche en plastique peu résistant dans la main gauche, un morceau doré dépasse de l'autre main, fin, sec, craquant, mais pas croustillant, une oreillette recouverte de sucre.
Je n'ai pas mangé. Ca peut encore attendre, je sors dans moins d'une heure. J'ai ce qu'il faut dans mon sac, toujours: au cas où. Besoin de repousser les limites jusqu'au bord de la chute. Pas le courage maintenant.
Elle m'a vu, elle se détourne. Dos à moi, elle se cache pour manger.
Dans une infinie délicatesse, elle bouge à peine, lentement, elle ne fait aucun bruit. Un petit animal. Son visage est détendu, ses yeux perdus dans les graviers, sereins. Son regard est moins dur que quand elle marche, trop, seule, dans le parc, les allers et les retours, demi-tours. Je garde ça pour la ville.
J'ai l'impression de me regarder.
Prise de vertiges légers, l'air sur mon visage me fait du bien. Je pense à tout ce que j'ai stocké dans mon sac mais je n'ose pas y toucher, complètement désarmée.
J'ouvre ma canette de diet coke avec dédain et désinvolture. Mes mains sèches, violacées, les ongles bleuis, par le froid, anguleuses, ma bague tourne autour de mon doigt.
La sonnerie, le protail lourd s'ouvre enfin. Sur mes jambes j'avance mal stabilisée, vascillante, un pas mal assuré aprés l'autre. Fière. De quoi?
Elle bouscule, me dépasse, vite, un dernier tour avant de devoir s'assoire, passe devant moi, me regarde, je ne veux pas, j'ai promis de faire l'autruche, il n'y a rien à voir.